J’ai choisi d’aborder ensemble les questions du « décor » (lieu et époque du récit) et des personnages parce qu’elles sont intimement liées l’une à l’autre. L’environnement influence continuellement les personnages, et ces derniers, par leur capacité à interagir entre eux et avec le milieu dans lequel ils évoluent, fondent le socle du récit. Quand on « pitche », ne commence-t-on pas classiquement par : « C’est l’histoire de… » ? Tout simplement, on se concentre sur des personnages qui effectuent des actions dans un certain ordre et qui sont porteurs du point de vue narratif : on ne parle pas toujours du lieu ou de l’époque, du moins pas naturellement, et pourtant ces deux éléments signent eux aussi l’identité du récit.
On parle toujours mieux de ce qu’on connaît. Ce principe simple s’applique dans la vie comme dans l’écriture d’un roman, policier ou non. D’accord : partir dans cette voie, c’est choisir clairement de ne pas sortir de sa zone de confort. Mais c’est aussi la garantie de conditions de travail optimales : quand on intègre son vécu au récit, on a davantage confiance en soi, on est plus crédible, plus vrai, plus réaliste et plus précis.
Cela ne doit cependant pas vous empêcher pas de réaliser quelques recherches complémentaires sur des questions qui restent fondamentales, comme le vocabulaire, les expressions typiques, les coutumes… Attention : vous n’êtes pas là pour rédiger une monographie scientifique complète, mais pour établir le cadre de votre histoire. Vous pouvez donc recourir sans honte à l’approximation, à condition de rester crédible. Evitez par exemple de proférer des sottises : si vous n’êtes pas sûr de vous et que l’élément en question n’apporte rien au récit, laissez tomber ! En revanche, si l’un ou l’autre détail se trouve être à la base du dénouement final, il faudra bûcher et tout connaître sur le bout des doigts. En même temps, le côté « indice qui tue » est un peu cliché. Quoique… si on en use intelligemment, pourquoi pas ? Un autre conseil : soyez attentif à vos propres revirements. J’avais imaginé une certaine mort pour l’un de mes personnages : il devait être poignardé à plusieurs reprises dans le thorax. J’avais établi tout un cadre, notamment médico-légal, à l’appui de ce premier jet. Puis j’ai changé d’idée : j’ai finalement opté pour un égorgement. Lorsque mon père – mon premier lecteur – a parcouru mon manuscrit, il s’est étonné : « Tu es sûre que l’artère qu’on tranche dans le cou est l’aorte ? Moi, j’aurais plutôt dit la carotide ». Oups !
De toute façon, il y a une chose qu’il ne faut jamais oublier, c’est que votre lecteur veut d’abord se divertir : vous pouvez endosser sans complexe le rôle du prof et étaler vos connaissances, mais pas de façon gratuite. Je reviendrai dans un autre article sur la manière de s’y prendre pour se documenter sans se perdre, grâce à une réflexion préalable qui vous guidera. En bref, l’art de planter le décor consiste à augmenter l’intérêt intrinsèque de l’histoire que vous contez en évitant d’être pompeux, insistant, redondant… barbant, quoi !
Dernière question sur le décor : faut-il choisir un lieu « raccord » avec le crime que vous allez décrire ? Les meurtres sont souvent sordides et on peut être tenté de coller au plus près de l’ambiance qu’ils évoquent : la nuit, la pluie, la ville,… bref, un univers qui génère naturellement l’inquiétude et un fort sentiment d’oppression. Attention toutefois à ne pas sombrer dans le cliché des bars glauques et des cimetières embrumés. Ou alors, on peut en prendre le contrepied : placer intentionnellement l’horreur la plus noire au cœur de l’environnement le plus riant. Il n’y a pas de recette miracle : l’important, c’est d’utiliser le décor pour créer une atmosphère insécurisante et stimulante, tant pour les personnages lancés à la quête de la vérité que pour les lecteurs lancés à l’assaut des pages.
Revenons aux personnages qui forment l’essence même de la rencontre entre l’auteur, le récit et le lecteur. Mais le décor, me direz-vous ? Cela fait une plombe que j’en parle et j’entame la seconde mi-temps en le dénigrant. Pas du tout ! Ne dit-on pas d’un contexte réussi qu’il est si vivant et bien construit qu’il en devient quasiment l’un des protagonistes de l’histoire ? Par contre, dire d’un personnage qu’il n’est qu’un élément du décor est une appréciation beaucoup moins flatteuse…
Construire un personnage, c’est créer de toutes pièces un être de chair et de sang qui va exister, aimer, penser, tenter, échouer, réussir, ressentir. De toutes pièces, mais pas ex nihilo : rien n’empêche de se baser sur la connaissance que nous avons des gens qui nous entourent. A nouveau, c’est faire le choix de rester dans une certaine zone de confort. C’est aussi l’assurance d’aller davantage au fond des choses et de sonner juste. On peut même aller jusqu’à prêter les traits d’un proche à l’une de nos « créations ». Certains théoriciens déconseillent cependant de transposer carrément un être humain réel entier dans un récit, sous peine de faire mourir l’imagination, mais si les personnages sont trop fictifs, ils sembleront fake. Honnêtement, je n’ai aucune opinion préconçue sur le sujet. J’ai moi-même transposé plusieurs familiers dans mon premier roman, physiquement et psychologiquement, sans que personne ne les reconnaisse, à commencer par eux-mêmes. Quoi qu’il en soit, tous les auteurs ont mis leurs tripes dans leur prose, et la première personne réelle que l’on croque, c’est soi-même.
Un personnage réussi, c’est :
– Quelqu’un qui va créer la surprise : méfiez-vous des stéréotypes, même si l’un ou l’autre clin d’œil peut se révéler jouissif à l’occasion. J’y reviens un peu plus loin…
– Un être doté de qualités et de défauts : ces derniers sont importants pour humaniser le personnage et pour stimuler la capacité d’identification des lecteurs. Pour être certain de ne pas vous tromper, posez-vous cette simple question : Qui trouvez-vous intéressant et pourquoi ? Les personnages sont porteurs d’émotion : on les aime, on les déteste et parfois aussi on aime les détester. La gamme complète des sentiments humains, et ça compte ! Vos lecteurs oublieront les histoires que vous leur avez racontées, mais ils n’oublieront pas les personnages, si vous avez pris la peine de leur donner du corps.
– Un background, qu’il faudra cuisiner aux petits oignons, sous peine de se retrouver à animer des ombres ou des prête-noms. Chaque scène doit faire avancer le « schmilblick » pour l’un ou l’autre des personnages, et la « révélation » doit influencer l’histoire et/ou la résolution du problème. Ce sont les personnages qui apportent de la consistance à l’intrigue. Ce principe est réellement fondamental dans un roman policier où une quantité appréciable de protagonistes sera appelée à figurer sur la liste des suspects : ceux dont le passé tient sur un timbre poste n’auront jamais l’air vraiment coupable. La profondeur d’un personnage est toujours intimement liée au mobile qui l’anime.
– Une fonction à l’intérieur d’un schéma actantiel, qu’il faudra bien se résoudre à réaliser (Eh oui !). Un schéma actantiel par personnage et un système de mindmapping pour lier les personnages les uns aux autres : il n’y a rien de tel pour faire la traque au remplissage. La profusion de personnages inutiles est toujours extrêmement dommageable à la clarté du roman et donc à l’intérêt qu’il suscite.
Les récits policiers comportent classiquement un héros (un protagoniste principal) qui donne de la personnalité à l’histoire par la quête qu’il entreprend pour stopper l’action criminelle en cours, et un antihéros (un antagoniste principal) qui porte véritablement le roman puisque c’est son projet criminel qui est au cœur de l’affaire.
Avant de conclure, faisons-nous un petit plaisir en déroulant la liste des archétypes du roman policier :
– Le flic charismatique, mais détruit par un passé trouble et dont la vie quotidienne ressemble à un cauchemar : irascible, dépressif, « contaminé » par la vilenie qu’il côtoie, violent, colérique, mais qui fait autorité. Un cliché sur pattes !
– La secte terrifiante, que commande un chef insoupçonnable, dans la plus pure lignée du conspirationnisme cher aux auteurs de polars historico-ésotériques.
– La belle nana inaccessible, partenaire du héros, que la chose ait été consommée ou non.
– Le proche du flic, un agneau bêlant un peu random, à qui l’assassin s’en prend pour se venger des menées du héros.
– L’équipier naïf mais relativement talentueux et perspicace, et surtout doué de tout le sens moral qui fait défaut au héros.
– Le témoin clé, celui qui a tout vu, qui sait tout et qui meurt dans les bras du héros sans avoir eu le temps de rien dire du tout.
– L’administration tatillonne et la hiérarchie corrompue qui sabordent le héros.
– Le coupable désigné, sur qui viennent s’accrocher toutes les fausses pistes.
– Le méchant qui se trahit : soit un type banal, insoupçonnable, timide, sympa, discret mais qui cache sa nature de monstre homicide dégénéré avec plus ou moins de talent ; soit le fou furieux qui se revendique comme tel, mégalo et toujours tout fier de raconter comment il se prépare à gagner (et c’est à ce moment-là, parce qu’il perd bêtement son temps à se vanter, que tout tombe à l’eau… Quelle andouille !)
Les personnages féminins ont souvent fait les frais du recours forcené aux archétypes : à croire qu’il y avait des quotas à respecter ! Voyez plutôt la panoplie des profils disponibles :
– La vamp au décolleté profond et à la chevelure peroxydée ;
– La putain sympathique et plus toute jeune, juchée sur 15 cm de talons, avec une cigarette au bec ;
– La pauvre victime massacrée qu’on oubliera au bout de 10 pages ;
– L’entraîneuse brésilienne, gloussante et superficielle ;
– La mère de famille trompée, sans le sou et si malheureuse ;
– L’étudiante brillante, toujours prête pour une partie de jambes en l’air ;
– La bourgeoise coincée, désagréable, avec ou sans double vie ;
– La chanteuse à la voix cassée ;
– La demi-mondaine vénale.
Et j’en oublie sûrement !
En conclusion, la création du décor et des personnages est une opération qui nécessite du temps, de la passion et aussi beaucoup d’autodiscipline. Soyez systématique : créez des fiches correspondant à chaque élément. Autorisez-vous à en disposer selon votre bon plaisir en appliquant toujours les principes de réalité et d’utilité. Et vous pourrez alors créer une aventure qui méritera qu’on la lise.
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