1775… Alors que montent les critiques contre les réformes entreprises par le contrôleur général des finances Turgot, Nicolas Le Floch, marquis de Ranreuil à la Cour et commissaire au Châtelet à la ville, est dépêché à la Cour de Vienne, en mission auprès de Marie-Thérèse : il y fait d’étonnantes découvertes sur les atteintes portées au Secret du Roi – cette institution de l’ombre, si chère au cœur du feu roi Louis XV – tout en bravant les traquenards de la diplomatie autrichienne. De retour en France au moment où Versailles et Paris sont secoués par les fureurs de la guerre des farines, il doit enquêter sur la mort énigmatique d’un boulanger et faire face aux trames supposées d’un complot. Maître Mourut – le bien nommé – boulanger de son état, bel et bien assassiné et aussi locataire du rez-de-chaussée de l’hôtel de Noblecourt, rue Montmartre, où loge Nicolas, trempait-il dans cette sombre machination des accapareurs qui dissimulent le blé pour faire artificiellement grimper le prix du pain et sombrer la France dans une crise alimentaire, sociale, économique et politique ? Existe-t-il un lien entre cette mort et la suspicion qui en découle, et les événements de Vienne ? Qui est ce mystérieux moine capucin qui précède partout Nicolas, jusqu’au collège où vivait le fils du commissaire, le jeune Louis Le Floch ? Quelles raisons justifient le maintien à Vincennes d’un malheureux prisonnier ? Et enfin, quel rôle ambigu le ministre Sartine joue-t-il dans cette période incertaine ? Soutenu par le jeune roi Louis XVI qui lui a accordé toute sa confiance, aidé par ses fidèles amis – l’inspecteur Bourdeau, le procureur de Noblecourt, le bourreau Sanson et le chirurgien Semacgus – ainsi que par Monsieur Le Noir, lieutenant général de police, le commissaire Le Floch va devoir élucider cette affaire aux mille ramifications et faire la lumière sur ce crime qui met en péril l’équilibre déjà précaire du royaume.
Encore une somptueuse plongée dans l’Europe des Lumières à travers le 6e volume des enquêtes de Nicolas Le Floch ! Le début est réellement emballant avec un voyage en Autriche et une mission secrète qui ne s’annonce pas sous les meilleurs auspices… Le passage à la cours des Habsbourg est à couper le souffle, avec des portraits à couper le souffle, à commencer par Joseph II, recueilli sur les cendres de ses ancêtres dans la célébrissime crypte des Capucins :
« Nicolas considérait avec étonnement le ramas de sarcophages qui jonchait le sol de la crypte des Capucins. (…) Dans une odeur humide de moisi et de chandelle froide, un capucin noyé dans sa bure l’avait introduit dans le panthéon des Habsbourg, passage obligé de tout visiteur étranger à Vienne. (…) Soudain, il fut tiré de cette longue réflexion par une ombre interposée entre lui et la lumière déclinante qui tombait dans le caveau par d’étroites ouvertures. Un homme mince en habit bourgeois, perruque poudrée et chapeau sous le bras, le considérait avec un air à la fois investigateur et ironique. Nicolas nota, en dépit du contrejour, les yeux clairs, la bouche serrée et un peu cruelle et l’air de tristesse surmontée :
-Monsieur, dit-il dans un français légèrement accentué, vous êtes étranger et ce lieu paraît vous inspirer.
-Je le suis en effet, répondit Nicolas en s’inclinant avec la naturelle courtoisie que ce traitement poli appelait. Il incite à la méditation sur le mystère du temps et la fragilité humaine.
L’inconnu se redressa dans une attitude un peu théâtrale et d’une raideur toute militaire.
-Je vois, philosophe, donc français ! Que dit-on à Paris de la nouvelle reine ?
-Elle enchante ses sujets.
-On rapporte à Vienne qu’elle les enchaîne surtout à ses traîneaux dont elle a beaucoup usé par ce rude hiver pour courir à ses divertissements et au bal de l’Opéra.
-Les traîneaux de la reine sont acclamés du peuple auquel elle dispense ses aumônes sans compter.
Le ton se fit un peu grinçant.
-Mais encore, monsieur ? Je sais les Français propres aux compliments, excessifs, et aussi prompts aux retournements d’humeur. Chez vous le moindre succès n’a d’avenir qu’autant que le commun le veut bien maintenir. Peu de peuples sont aussi versatiles que le vôtre. N’appelait-on pas votre précédent roi « le bien-aimé » ? Son convoi n’en fut pas moins hué et insulté par la populace lors de son dernier voyage.
-Il a pu compter sur ses fidèles ; tous pleurent un bon maître.
-Vous en fûtes, monsieur ?
-J’eus l’honneur de le servir.
-Le nouveau souverain bénéficie-t-il de leur allégeance ?
-Certes, monsieur. Le Français a la religion de la monarchie chevillée à l’âme. Notre fidélité est notre honneur, soyez-en persuadé.
-Bien, bien, monsieur, loin de moi l’idée de vous offenser. C’était affaire de parler.
Ils demeurèrent immobiles dans un silence pesant, puis l’homme salua et se retira. En sortant, Nicolas interrogea le capucin afin de savoir s’il connaissait l’inconnu. Celui-ci releva la tête, dévoilant une barbe mitée, il ne comprenait rien au français. Le latin fut essayé. Le moine s’inclina, l’air effrayé.
-Imperator, rex Romanorum.
Ainsi le commissaire Le Floch comprit qu’il venait de parler avec Joseph II, empereur d’Autriche et frère de Marie-Antoinette. La rencontre était-elle fortuite ou savait-il qui était Nicolas ? La chose était peu vraisemblable. Il s’en voulait pourtant de ne l’avoir point reconnu. Il ne disposait que d’une note d’un commis de M. de Vergennes. Elle rappelait que Joseph II exerçait le pouvoir conjointement avec Marie-Thérèse, qui le consultait sans pourtant lui abandonner la moindre autorité. On le disait irrité de cette sujétion et enclin, pour secouer le joug de son inutilité, à voyager dans ses futurs Etats. N’aimant ni le faste, ni la représentation, il excellait à se dépouiller du plus pesant dans ses dignités pour ne paraître qu’en simple particulier ; ainsi avait-il surgi devant Nicolas. On le disait charmeur dans une conversation ouverte, habile à favoriser le choc et la combinaison des idées d’où jaillissaient, selon lui, les étincelles de la vérité. Cette propension au débat ne poussait cependant pas jusqu’à tolérer certaines familiarités. Pour soucieux qu’il fût d’écarter les entraves, l’autocrate perçait aisément sous l’honnête homme ».
Et ensuite l’impératrice-reine elle-même… Plus vraie que nature !
« Marie Thérèse fixait Nicolas qui, à demi incliné, ne bronchait pas sous ce regard insistant. Il se prêtait même à cet examen avec le détachement de quelqu’un habitué de longue main à la fréquentation des grands. Seul le feu roi, dont le souvenir lui était si présent, l’avait naguère impressionné. Restait que la vénération qu’il lui vouait avait toujours combattu sa crainte ou sa timidité. Dans les circonstances exceptionnelles, le sentiment d’être son propre spectateur l’emportait sur toute autre réaction.
Il soutint sans trembler l’inquisition des petits yeux bleus enfoncés dont le caractère tranchait avec la bonasse affichée de la physionomie. De rares cheveux redressés sans grâce se dissimulaient mal sous une dentelle noire. Le corps énorme et informe paraissait affaissé, soutenu dans son fauteuil par des carreaux de soie. Dans le silence ouaté du cabinet, son souffle court et sifflant faisait mal à entendre. Le bas du visage, fort rouge, affichait un sourire proche du rictus. A plusieurs reprises, des douleurs, qu’accusait la crispation des traits, agitaient cette masse de mouvements involontaires. Elle tenta de se redresser en dévoilant dans cet effort des pieds enveloppés de linges dans des mules avachies. Dans son souvenir Nicolas revit les jambes de la Paulet et soudain une même compassion mêla la souveraine et la maquerelle. Il attendait, respectueux des formes et des usages, qu’on s’adressât à lui pour le dialogue obligé. Il profitait de cette attente pour admirer la pièce ornée de moulures en bois peint en bleu, imitant la porcelaine, avec en motifs des fleurs, des fruits et des ombrelles chinoises. Des centaines de lavis bleus et quelques portraits encadrés complétaient cet ensemble chargé et charmant. Le cabinet baignait dans une odeur composite de parfums et de baumes médicinaux accentuée encore par la chaleur ambiante d’un lieu calfeutré ».
Et après cela, retour en France, où l’on sent la Révolution qui gronde au tout début du règne du jeune Louis XVI : de quoi doucher les espoirs des plus optimistes parmi les lecteurs (et cela, même si tout le monde sait que cette histoire a très mal fini)… C’est dans ce contexte troublé que s’inscrit une enquête alambiquée, certes, mais qui ne manque pas de saveur. D’accord, les rebondissements sont nombreux… D’accord, les ramifications paraissent mener on ne sait où… Mais au final, cela ne vaut-il pas mieux qu’une affaire cousue de fil blanc que l’on traverse d’un coup d’œil ? A la conclusion, tout est expliqué et pour une fois, à ma plus grande fierté, j’ai pu identifier le coupable avant la fin. Serais-je en train de prendre de la bouteille ? Hé, hé…
Aux côtés de Nicolas, on retrouve toute sa troupe d’amis, les visages connus, les têtes à claque, les lieux familiers, la maison de la rue Montmartre, le Dauphin Couronné, les ors de Versailles… Une dernière chose, une question qui reste en suspens, la même interrogation lancinante depuis le premier volume de la série : ces gens ont-ils vraiment un tube digestif en fonte industrielle ? A lire les recettes de cuisine qu’ils affectionnent, il semble bien que oui…
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