Outre sa taille (près de deux mètres), ses appétits, son extraordinaire puissance de travail et sa prodigieuse soif de connaître, Pierre 1er Alexéevitch avait une passion : les bateaux – et c’est grâce à cette passion que la Russie devait, à l’aube du 18e siècle, sortir de son isolement. Dès le début de son règne, Pierre décida en effet de doter son pays d’une marine digne de ce nom et, pour se familiariser avec les arcanes de la construction navale, il entreprit une véritable tournée européenne, la célèbre Grande Ambassade, qui dura deux ans et dont il ramena suffisamment d’idées pour faire basculer la Russie du Moyen Âge dans les Temps modernes. Mais s’il avait acquis la technique, il lui manquait l’essentiel : un accès à la Baltique et, si possible, à la Mer Noire. Ce fut là l’argument de la Grande Guerre du Nord, qui l’opposa pendant vingt ans à son cousin Charles XII de Suède et qui apprit aux cours européennes qu’elles auraient désormais à compter avec une nouvelle et formidable puissance militaire. Vainqueur, Pierre put se consacrer à sa seconde passion, Saint-Pétersbourg, la ville qu’au prix d’innombrables vies humaines et grâce à une volonté tenace, il parvint à faire surgir des marais glacés de la Néva.
A ce personnage hors du commun, tout à la fois despotique et génial, il fallait une biographie hors du commun… Mission accomplie par Robert K. Massie, qui allie avec talent l’érudition et ce qu’il ne faut pas hésiter à qualifier de véritable souffle épique. Dix années de travail ont été nécessaires à la réalisation de cette excellente biographie éditée en français chez Fayard. A travers les 828 pages de cet ouvrage savant qui se lit presque comme un roman, le lecteur peut percevoir l’incroyable bond en avant que constituent les quatre décennies de ce règne d’exception, dans le contexte politique, économique et social de l’Europe à la charnière des 17e et 18e siècles.
Les détails abondent, et c’est très bien : plus on en sait, et plus on veut en savoir. Le défi à relever si le volume vous rebute? Attraper l’ouvrage par n’importe quel chapitre – je dis bien : n’importe lequel – et vous vous surprendrez à gratter en amont et en aval pour compléter votre lecture. C’est bien simple : on a beau faire, on n’en sort pas! Une fois qu’on tient un fil, il faut tirer toute la bobine… Ainsi, j’ai enchaîné les recherches parallèles sur les dynasties imbriquées de Suède et de Danemark, sur Guillaume d’Orange et surtout sur Charles XII de Suède, avec cette merveilleuse Histoire de Charles XII de Voltaire. Une seule solution, alors : on prend Pierre le Grand au début et on se laisse entraîner.
Pour illustrer cet article, j’ai choisi un extrait qui aborde le détail du second voyage de Pierre en Europe, en 1717, et particulièrement la visite que lui fit le jeune roi de France Louis XV, alors âgé de 7 ans, lors du séjour du tsar à Paris, au début du mois de mai.
« (…) Le roi de France vint rendre visite à son invité. Le tsar qui s’était avancé jusqu’à la portière du carrosse saisit alors le petit garçon dans ses bras à la stupéfaction de la suite française, le souleva à la hauteur de son visage et l’embrassa plusieurs fois. Bien qu’il n’eût pas été préparé à ces effusions, Louis les prit fort bien et ne manifesta aucune frayeur. La première surprise surmontée, les Français furent frappés par la grâce de Pierre et la tendresse qu’il manifestait ainsi, marquant à la fois l’égalité des rangs et la différence des âges. Après l’avoir embrassé encore une fois, il reposa le petit roi par terre et l’escorta jusqu’à la salle de réception. Là, Louis récita un petit discours appris par cœur, après quoi la conversation se déroula avec le duc du Maine et le maréchal de Villeroi (…). Au bout d’un quart d’heure, Pierre se leva et reprenant Louis dans ses bras, le reconduisit à son carrosse ».
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