Août 1926. Chatham, en Nouvelle-Angleterre : son église, ses maisons bourgeoises, son port de pêche et son école de garçons fondée par Arthur Griswald qui la dirige avec probité. L’arrivée à Chatham School de la belle Mlle Elizabeth Channing, prof d’arts plastiques, paraît anodine en soi, mais, un an plus tard, dans cette petite ville paisible, il y aura plusieurs morts. Henry, le fils adolescent de Griswald, est vite fasciné par cette jeune femme qui refuse le conformisme de son temps et qui l’encourage à vivre ses passions jusqu’au bout. L’idéal de vie droite et conventionnelle que prône son père lui semble désormais un carcan. Complice muet et narrateur peu fiable, Henry assiste à la naissance d’un amour tragique entre Mlle Channing et son voisin Leland Reed, professeur de lettres et père de famille. Il voit en eux des versions modernes de Catherine et Heathcliff. Mais l’adultère est mal vu à l’époque, et après le drame qui entraîne la chute de Chatham School, tous se demandent : « Que s’est-il réellement passé au Noir-Etang ce jour-là ? ».
La palette des apparences, des dits et non-dits est exploitée avec talent par l’auteur, lui-même professeur (d’histoire) qui a décidé de placer l’intrigue de ce roman, récompensé d’un Edgar Award, dans une école qui rappelle un peu Welton, l’école du cercle des poètes disparus. Comme Keating, Elizabeth Channing est une personne libre, dans sa vie, dans ses actes et dans sa tête, jusqu’au bout des conséquences que cela entraînera pour elle. Mais à la différence de Keating, elle pressent la tragédie qui couve et se refuse à s’avancer plus près du bord du gouffre. Mais c’est peine perdue car la machine infernale est désormais lancée et rien ni personne ne pourra plus rien empêcher.
On peut s’étonner de ce que j’ai placé ce roman inclassable parmi les polars – un polar classique en plus, alors que l’essentiel de l’action se déroule dans le passé, en 1926 et 1927, pendant la jeunesse d’Henry Griswald que l’on découvre d’abord en narrateur âgé, revenu dans les lieux qui l’ont vu grandir et souffrir, à Chatham, le lieu du drame, avant de remonter le temps avec lui. Mais cette histoire au parfum de cold case, avec tout ce que cela comporte de charme désuet, notamment dans les descriptions très soignées, évoque invinciblement un crime commis contre celle que tous désignent comme la coupable : Elizabeth Channing elle-même, dont on sent depuis le début de l’histoire qu’elle n’a rien fait qui puisse modifier le cours des choses, ni dans un sens, ni dans l’autre. Tout au plus le point final mis à une relation qui ne l’aurait menée nulle part. Mais parce que c’est une femme et la seule survivante parmi les protagonistes de cette tragédie affreuse, c’est elle qui paiera l’addition. De sa vie.
Alors polar ou pas polar ? Au sens propre, non. Mais Au lieu-dit Noir Etang est un roman noir, rare et particulier qui présente le mérite de décortiquer tous les ressorts du drame, de les présenter un par un et de les ouvrager jusqu’à ce qu’ils fassent leur office pour faire basculer toute une communauté paisible et hypocrite dans une réalité de cauchemar à laquelle personne n’était préparé. Le mécanisme subtil des destinées humaines y est rendu avec un réalisme époustouflant. L’étrange atmosphère de huis clos, romantique, passionnelle, suffocante à souhait, ajoute encore à cette impression d’étranglement que l’on ressent au fur et à mesure des pages tournées. Mais il est impossible d’échapper au Noir-Etang : ni pour les personnages, qui sont décrits par petites touches avec beaucoup de justesse et de sensibilité, ni pour les lecteurs.
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