Un dimanche sur deux, c’est Historama… Sauf que la semaine dernière, le planning a été un peu chamboulé par la venue au monde du petit dernier – mon troisième roman policier historique, L’appel de l’ombre, qui n’est encore paru qu’au seul format numérique. Mais patience! La relecture et la validation de l’épreuve sont en cours!
Aujourd’hui, c’est Régine Pernoud, dans un article dans un article de février 1991 (n°84).
Les Français aiment les reines des autres, mais pas les leurs. Simple constatation à partir de laquelle Régine Pernoud élabore une réflexion sur la nature du pouvoir royal en France et rend justice à celles qui furent les femmes et les mères de nos souverains.
Un paradoxe évident : les Français adorent qu’on leur parle de reines… pourvu que ce ne soit pas les leurs.
Pas un quotidien, pas un magazine qui, en temps normal, ne prenne soin de nous informer des états d’âme de Lady Di, qui ne nous fasse part avec empressement des anniversaires de la reine mère de Grande-Bretagne et de la couleur de ses chapeaux. D’Espagne, de Danemark, de Hollande, on nous tient soigneusement informés de tout ce qui occupe ces dames – à commencer bien entendu par Caroline ou Stéphanie de Monaco. Eventuellement d’ailleurs, on évoquera avec intérêt une Catherine de Russie, une mystérieuse grande-duchesse, voire une reine Ranavalo.
Mais curieusement, lorsqu’il s’agit de notre Histoire, les reines n’inspirent aucune sympathie. Depuis Aliénor d’Aquitaine, qu’on apparente plus ou moins à Messaline, jusqu’à Marie Antoinette, aucune ne trouve grâce aux yeux des Français. Ce n’est que très récemment que s’est amorcée une évolution un peu plus fidèle à l’Histoire. Ainsi, en ce qui concerne Marie-Antoinette, le bicentenaire de la Révolution, avec tous les travaux qu’il a suscités, a contribué à débarrasser son image des caricatures innombrables – et souvent inavouables – dont elle avait souffert. Plus personne aujourd’hui, semble-t-il, n’oserait l’appeler « l’Autrichienne », ni accorder le moindre crédit aux pamphlets qui l’ont accablée, dont la bassesse et la vulgarité sont gênantes, même pour les plus fervents partisans de 1789. L’opinion est devenue sensible, au contraire, au martyre d’une femme à laquelle, même si on lui destinait le même sort qu’à son époux, on eût pu épargner les accusations monstrueuses et autres procédés qui ne sont déshonorants que pour ceux qui les ont employés.
Mais remontons le cours de l’Histoire : Marie-Antoinette n’est pas la seule reine qui encourt, dans notre opinion, des blâmes injustifiés. Songeons, par exemple, à la reine Blanche, qu’on persiste à nommer Blanche de Castille. Il est établi par les chroniques du temps qu’elle fut très aimée de son vivant. Sa mort vit un immense afflux du petit peuple à Notre-Dame de Paris où eurent lieu les funérailles. « Elle laisse le royaume de France inconsolé », déclare Matthieu Paris, attendri pour une fois devant la désolation d’un royaume qu’il n’aime guère. Et les Grandes Chroniques de France attestent combien le menu peuple fut « troublé » de son départ « car elle avait garde qu’ils fussent défoulés des riches [que les humbles gens soient exploités par les puissants], et rendait bien justice ». Les serfs d’Orly qu’elle avait fait libérer juste avant sa mort de l’emprisonnement ordonné par les chanoines de Paris dont ils dépendaient, en étaient un exemple parmi une foule d’autres.
Or, qu’en a-t-on retenu ? Le souvenir d’une femme acariâtre, mère abusive, rendant la vie insupportable à sa belle-fille. Alors qu’elle fut pour les poètes du temps, à commencer par celui auquel on décernait le titre de « Prince des poètes », Thibaud de Champagne, une véritable dame au sens de la poésie courtoise, très courtisée, suscitant une ferveur fort justifiée, d’autant plus qu’elle était elle-même poète et musicienne.
Et sa belle-fille, sur laquelle on s’apitoie, n’a pas été pour autant ménagée par les historiens : Marguerite de Provence nous est présentée comme une femme insignifiante, sinon quand elle gêne son époux par sa politique anglophile. Alors que son extraordinaire courage, dans les circonstances les plus dramatiques, lui a permis de sauver cet époux, le roi de France, et ses compagnons, prisonniers d’un sultan dont la barbarie alla jusqu’à faire massacrer les malades demeurés à Damiette, après avoir juré de les épargner. Marguerite, l’intrépide, au lendemain même de son accouchement, a su prendre les initiatives propres à sauver la ville jusqu’à la libération de l’armée prisonnière en Egypte ; mais quel manuel d’Histoire y a jamais fait allusion ?
Il y eut, certes, dans la méfiance que les historiens et rédacteurs de manuels manifestaient envers les reines, quelques relents de nationalisme : ne venaient-elles pas « d’ailleurs » ? Blanche de Castille, Anne d’Autriche, Catherine de Médicis, Isabeau de Bavière… Des progrès restent à faire pour acquérir une vision « européenne » de notre Histoire ! Mais il y a plus, puisque même Marguerite « de Provence » ou Aliénor « d’Aquitaine » ne sont pas mieux acceptées.
Songeons que cette dernière n’a pas encore été lavée, dans nos esprits, de l’accusation d’être « la cause de la guerre de Cent Ans » : une guerre qui éclate cent cinquante ans après sa mort, plus de deux cents ans après le divorce qu’on lui reproche !… Nous relevons ainsi, sous la plume d’un historien par ailleurs respectable, Robert Fawtier, cette affirmation à vous couper le souffle : « La guerre de Cent Ans a commencé en réalité au 12e siècle, quand Henri II a épousé Aliénor d’Aquitaine ; elle ne s’est en réalité terminée qu’à la paix d’Amiens (1802), au début du 19e siècle, quand le roi d’Angleterre a cessé de revendiquer le titre de roi de France ».
Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’il s’agit d’un raccourci hardi ! Considérer qu’il y eut un état de guerre perpétuel entre France et Angleterre pendant sept cents ans, de 1152 à cette paix d’Amiens que devaient suivre tant d’autres guerres, et après laquelle, contrairement à cette assertion, le roi d’Angleterre n’en a pas moins continué à porter le titre de roi de France – lequel ne fut abandonné que par le roi Edouard VII à son avènement en 1901 – c’est réduire l’Histoire à une approximation qui confine au ridicule. On comprend mieux que des notions simplistes, celle par exemple d’ennemi héréditaire, puisse être encore véhiculées. Et qu’attendre alors des publicistes et des politiciens qui souhaitent s’appuyer sur l’Histoire, mais ne font pas métier d’historiens ?
Pour en revenir à la reine Aliénor, il suffit de se reporter à l’époque et aux événements concrets pour la dégager d’une responsabilité dérisoire. Rappelons qu’elle se sépare de son époux Louis VII en 1152 et fait choix presque aussitôt d’un autre mari, un Français de bonne souche, un Angevin, comte d’Anjou et duc de Normandie, Henri Plantagenêt. Deux ans plus tard, il devient roi d’Angleterre. Autant dire que la conquête, une seconde fois, s’accomplissait du continent vers l’île dont elle devient reine. Et cela, en régime féodal : c’est-à-dire que celui et celle qui étaient couronnés à Westminster demeuraient vassaux du roi de France pour leurs domaines situés en France.
Ils le sont restés. Après quelques actes d’insubordination marqués par des guerres qui n’ont rien de national, se réduisant à la prise d’une ville ou d’un château, tout se terminera par une promesse de mariage entre le fils aîné d’Aliénor et d’Henri et l’une des filles puînées de Louis VII, qui s’est remarié avec Constance de Castille. Parler d’un état de guerre entre les deux pays est pure affabulation : rappelons seulement que, lorsqu’Henri Plantagenêt s’attaque à Toulouse, il suffit que Louis VII aille au secours de son vassal le comte de Toulouse, en 1159, pour qu’Henri se retire, déclarant qu’ayant prêté l’hommage il ne peut faire le siège d’une ville où se trouve son suzerain.
Dix ans plus tard, c’est un autre hommage solennel, à Montmirail, prêté non seulement par Henri, mais par ses trois fils, pour leurs fiefs français. Beaucoup de désaccords se produiront par la suite, certes, mais Richard Cœur de Lion n’en restera pas moins fidèle au roi de France Philippe Auguste, jusqu’au moment où celui-ci trahit ses devoirs de suzerain en s’emparant des terres de son vassal, alors croisé, puis prisonnier. Après la mort de Richard, sa mère Aliénor ira elle-même renouveler l’hommage au roi Philippe de France.
Celui-ci fait entrer dans son domaine directe la Normandie et les autres terres en deçà de la Loire pendant le règne de l’incapable Jean sans Terre ; l’état de guerre est alors latent, ou plutôt l’état de trêves ; elles se succèdent au cours du 13e siècle, après une tentative de conquête de l’Angleterre par Louis, héritier de France en 1216. Le droit féodal demeure appliqué. Ce sera évident lorsque, après le très bref épisode guerrier de Saintes et Taillebourg (1242), Louis IX règle avec Henri III Plantagenêt les conditions du traité de 1259, « pour mettre amour entre mes enfants et les siens, qui sont cousins germains ».
Un tel ordre aurait pu durer longtemps. Mais ce qui change avec Philippe le Bel, c’est la conception même du pouvoir, de plus en plus centralisé et prétendant à la « monarchie universelle ; c’est ainsi que Philippe va s’attaquer à la Guyenne, fief personnel du roi d’Angleterre, pour lequel l’hommage a été fidèlement rendu, un règne après l’autre. Il le fait sans le moindre prétexte acceptable, et c’est une brèche dans la paix instaurée par Saint Louis quarante ans plus tôt. Mais il meurt opportunément à 44 ans, ayant détruit de ses mains sa propre dynastie en prononçant contre ses trois belles-filles une condamnation que rien ne justifiait, sinon sans doute la jalousie de sa fille Isabelle, celle que les Anglais ont surnommée la « louve de France » ; celle-là eût de toute évidence mérité le préjugé malveillant dont nos reines ont été victimes, puisqu’elle a fait tuer son mari par son amant.
Un mois avant sa mort, en 1314, Philippe le Bel a écarté la succession au trône. Une influence a en fait dominé son règne, celle des professeurs de droit romain, dont il s’entourait et auxquels il a décerné le titre de « chevaliers ès lois ». L’étude du droit romain, instrument de centralisation par excellence, droit urbain à usage de militaires et de fonctionnaires, et pour qui la femme passe de la tutelle de son père à celle de son mari, n’existe pas à l’université de Paris, mais il est enseigné à Orléans dès la première moitié du 13e siècle, et surtout à Toulouse et à Montpellier ; il provoque l’admiration des universitaires méridionaux, puis des autres. Ce sont eux qui, à la mort du fils aîné de Philippe, Louis X le Hutin, vont exhiber la trop fameuse « loi salique » afin d’écarter du trône sa fille Jeanne ; elle donnait priorité dans la succession aux fils sur les filles – mais il s’agissait d’héritages privés, non de la couronne ; en fait, la Lex Salica, née au 6e siècle et tombée en désuétude au 7e, fera surtout l’objet d’interminables commentaires au 14e siècle pour affirmer que les femmes ne peuvent et ne doivent régner. La loi romaine commence à tenir dans les esprits la place que tiendront, au 19e et au 20e siècle, les idéologies ; elle s’implantera d’abord dans les traités des légistes, professeurs, parlementaires, magistrats, puis dans les mœurs où elle va supplanter le droit coutumier. On peut suivre ainsi en France les progrès du droit romain, qui ne connaît qu’une puissance, celle de l’Etat, et en famille qu’un pouvoir, celui du pater familias : nous ne sommes plus loin de cet arrêt du Parlement de Paris qui, en 1593, interdit à la femme « toute fonction dans l’Etat ».
La dernière reine couronnée en France est Marie de Médicis. Elle le fut d’ailleurs tardivement, en 1610, presque à la veille de l’assassinat de son époux Henri IV. On sait qu’après un essai de régence mouvementée, elle devait, plus tard, mourir sinon peut-être dans la misère, dans l’abandon.
L’Angleterre n’a pas connu cette influence du droit romain, sinon par contamination de notre Code civil ; et le monde entier a pu suivre, il y a quelques années, le couronnement d’Elizabeth II. Le couronnement des reines avait eu, aux temps féodaux, une importance toute semblable à celui des rois ; si le couple ne succédait pas ensemble, comme ce fut le cas pour Aliénor et Louis VII, puis pour Blanche et Louis VIII, le couronnement de la reine suivait immédiatement le mariage, comme il en fut pour Isembour et Philippe, puis pour Marguerite de Provence et Louis IX. C’est assez indiquer que la reine partage le pouvoir royal, qu’elle « corègne ».
Pendant la période à laquelle devrait être réservé le terme « Moyen Âge » – les 14e et 15e siècles – le couronnement des reines devient une cérémonie un peu secondaire, en raison des guerres. Gagner Reims a représenté pour Charles V une entreprise périlleuse, que seule la victoire de Cocherel a rendue possible. Que dire du couronnement de Charles VII, qui stupéfie le monde connu, dû entièrement aux victoires de Jeanne d’Arc ?
A y réfléchir, que le roi ait dû sa couronne à la petite paysanne de Domrémy, cela n’avait-il pas valeur de leçon, d’avertissement – que d’ailleurs on a préféré ne pas retenir ?
Entre-temps, il y avait eu le mariage, puis le couronnement de Charles VI et d’Isabeau de Bavière – la plus décriée de nos reines. On n’a pas trouvé assez de mots pour l’accabler : une mégère, une femme perdue, assoiffée de luxe et de plaisirs, sacrifiant son fils après avoir trompé son mari. J’avoue avoir moi-même adopté un temps ce jugement, tant il est conforme à ce qu’on enseigne couramment.
Deux influences m’ont inclinée à y mieux regarder. D’abord, celle, toute de sensibilité affinée, de Louis Massignon. « Comment peut-on porter un jugement si impitoyable sur une femme qui, en dépit de l’état lamentable de son époux, persiste à être sa femme durant ses périodes de rémission, et engendre six enfants après la date fatidique de 1392 ? Elle voue à Notre-Dame sa première-née après la folie du roi, Marie, qui sera religieuse à Poissy ; elle multiplie les pèlerinages, les offrandes aux églises, témoin le magnifique « Goldenes Rössl » au sanctuaire très vénéré d’Altötting. N’y a-t-il pas là des preuves touchantes d’une fidélité héroïque ? »
Puis ce fut Yann Grandeau, un chercheur remarquable, qui avait accumulé les fiches et les travaux d’approche sur Isabeau dont il me disait : « Une très grande dame, sans aucun doute ».
Yann Grandeau n’a malheureusement pas pu achever son œuvre. Mais elle a été reprise, grâce à la générosité de sa veuve, par Marie-Véronique Clin, qui a pratiquement terminé la biographie d’Isabeau à laquelle elle aura consacré quelques six années de travail. Sans anticiper sur ses conclusions, indiquons que, si Isabeau n’était pas dotée de la haute sagesse politique dont fit preuve Blanche de Castille, elle n’en a pas moins, dans des circonstances plus dramatiques encore, tenté de sauver le royaume, s’appuyant tantôt sur Orléans, tantôt sur Bourgogne, essayant de ménager ce qui pouvait l’être. Qu’elle ait « perdu la France », c’est une constatation de fait ; mais de cette perte, elle n’était pas responsable. Un instant poignant de sa vie : celui où elle aperçoit, de la fenêtre par laquelle elle regarde passer un cortège dont elle ne fait pas partie, Henri VI d’Angleterre, son petit-fils, lors de son couronnement à Notre-Dame de Paris ; et elle éclate en sanglots. C’était le 16 décembre 1431. La Bavaroise n’aurait-elle pas été, comme l’Autrichienne, victime d’événements qui, de toute façon, dépassaient la mesure humaine ? Et devant lesquels les rois, leurs époux, s’étaient, les premiers, trouvés désarmés ?
Nous devrions réviser notre Histoire, composée en France en un temps où les mentalités étaient totalement modelées par le droit romain reproduit dans notre Code civil : les manuels scolaires, tout comme les programmes, n’ont-ils pas été composés vers 1885 – un temps où la femme ne figure plus dans la société qu’à l’état d’objet décoratif, en bronzes d’art sur les cheminées, en nudités rosâtres sur les tableaux primés par les Salons académiques, ou sous l’aspect de ces drôles d’idiotes qui peuplent le théâtre de Feydeau.
Qui croirait que la France, bien avant d’être le pays du Code civil, a été à l’origine même de la chevalerie ? Deux pôles irréductibles, dans un pays dont le destin semble d’être coupé en deux, dans le temps comme dans l’espace… du moins l’espace politique !
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