C’est le jour idéal pour un article Historama!
Guy Chaussinand-Nogaret
Historama n°32 – Octobre 1986
Belle, intelligente, cultivée, et de surcroît girondine, Manon Roland ne pouvait survivre longtemps sous le règne du misogyne Robespierre. Elle mourut trois semaines seulement après Marie-Antoinette, qu’elle avait, à force de haine, contribué à tuer.
A l’automne 1793, une femme discrètement vêtue et cachant avec soin son visage au regard des curieux, entrait furtivement à Sainte-Pélagie. Là, une prisonnière à peu près du même âge, la trentaine radieuse et épanouie, attendait moins son jugement, dont le résultat était connu d’avance, que son exécution. La visiteuse ne venait pas pour embrasser une dernière fois son amie, lui faire de graves et touchants adieux, mêler, comme il était arrivé si souvent dans le passé, ses larmes aux siennes ; elle était là pour organiser sa fuite et son salut. Comme le temps pressait, elle exposa rapidement et passionnément son plan : il suffisait que les deux femmes échangeassent leurs vêtements, que chacune prît la place de l’autre, et, avant que les geôliers se fussent aperçus de la substitution, la prisonnière serait loin, en sûreté. Cette offre généreuse fut doucement, mais fermement repoussée. Désormais, tout était joué. Henriette Cannet reprit le chemin du monde et Manon Roland resta dans sa cellule. Quelques jours plus tard, sa tête tombait.
C’était la seconde fois, en quelques mois, qu’elle refusait la liberté. Le 31 mai, déjà, lorsqu’on l’avait arrêtée, des amis s’étaient proposés pour la cacher ; elle n’avait pas voulu fuir. Elle ne s’était pas laissé passivement conduire en prison : elle y avait couru et s’était précipitée vers la mort comme vers un refuge. Au-delà de la vie, dans ce là-bas improbable où la trivialité des passions et la vilenie des hommes n’ont pas cours, régnaient peut-être la justice, que les puissants du jour violaient sans pudeur, et l’amour, que le préjugé, le devoir et sa fidélité de femme lui avaient refusé. Avant de mourir, elle murmura cette dernière espérance : « Et toi que je n’ose nommer ! – T’affligerais-tu de me voir te précéder aux lieux où nous pourrons nous aimer sans crime, où rien ne nous empêchera d’être unis ? »
Manon Roland avait été l’une des initiatrices de la République, l’inspiratrice des deux ministères girondins, elle a été respectée par un parti puissant, adulée par des amis tous dévoués à son intelligence et à son charme et elle avait donné à la Révolution le meilleur d’elle-même, son énergie, son esprit et sa liberté. Mais elle avait aussi fait partager à ses amis, qui gouverneraient alors la République, ses ressentiments et son intransigeance. Le bien public, pour lequel elle était prête à donner sa vie, ne tolérait aucune faiblesse, ne s’accommodait d’aucune compromission : aussi avait-elle irrité ses ennemis, renforcé leur intolérance et provoqué de noirs projets de vengeance.
Aujourd’hui, les jacobins régnaient, et Manon Roland, qui s’identifiait à la vertu persécutée par le vice et par le crime, jouissait d’être la victime de bourreaux sans scrupule et la martyre d’une cause qui se confondait, dans son esprit, avec la victoire de la liberté et le succès d’une révolution qui n’eût rien sacrifié de l’idéal dont elle avait rêvé. La joie qu’elle éprouvait à mépriser ses persécuteurs, à comparer sa rectitude et leur malignité n’était pas l’unique ressort de son étrange félicité. La prison lui était douce pour une autre raison, et cette raison tenait au cœur. Mariée à un homme de vingt ans son aîné, peu fat, certes, pour inspirer de grandes passions et qu’elle chérissait comme un père plus que comme un époux, elle s’était éprise, moins d’un an plus tôt, d’un jeune homme dont le caractère, tout d’exaltation et de fièvre, s’accordait à merveille avec son propre tempérament. Il était député de la Convention et membre influent du parti girondin.
Buzot possédait une âme claire, mais inflexible, intransigeante. Manon l’avait, dès le premier regard, passionnément aimé. Ce couple qui ne concéda jamais rien à la trivialité de l’amour et n’en connut que les jouissances mystiques concentrait en lui tout le génie de la Gironde. De ce parti malheureux, il épousa le destin tragique. Manon fut l’âme, Buzot la parole vibrante. Les girondins étaient jeunes, idéalistes, rêveurs ; ils étaient implacables aussi, incapables d’accommodements et de jamais consentir qu’on fit, au nom du réalisme, une entorse aux principes. C’est pour ne pas se compromettre, pour garder les mains propres qu’ils avaient repoussé l’amitié de Danton et scellé l’alliance du terrible tribun Robespierre.
Cependant Manon Roland était heureuse alors. Femme d’un ministre respecté, elle pouvait donner à son goût du pouvoir toutes satisfactions grâce à son habileté et son esprit elle était devenue, à la colère de ses ennemis, le moteur du ministère. Elle avait alors connu ses joies les plus vives. Par ses amis très proches, Brissot, Buzot, Louvet, sa voix résonnait dans l’Assemblée, et, par quelques ministres auxquels elle tenait la bride courte, elle régnait au ministère. Elle avait voulu que les femmes cessassent d’être tenues pour rien : elles avaient, en sa personne, réussi au-delà de l’espérance. Dès son enfance elle avait mesuré son empire sur les hommes ; elle avait, en disciple de Tacite et de Plutarque, tendu toute son énergie à dominer les événements, comme les faiblesses. A une époque où on mariait les filles sans leur consentement, elle avait fait son choix elle-même et avait admirablement manœuvré pour mettre la main sur Roland et le conduire à l’autel. Puis elle avait, avec une patiente autorité, tissé sur Paris une toile serrée de relations et d’amitiés (parfois très romanesques) qui devaient la placer sur orbite. Son salon, rue Guénégaud, que fréquentaient les principaux girondins, mais aussi Robespierre, était devenu dès 1791 un ardent foyer politique où se tramait la République. Le reste lui fut donné de surcroît par sa ténacité et son charisme.
Lorsque les girondins dominèrent l’Assemblée, ils firent tout naturellement appel, pour le ministère, au mari de celle qui paraissait avoir toutes les vertus d’un homme d’Etat. Le roi, irrité par cette impertinente tutelle, chassa-t-il des ministres indésirables… le 10 août les ramena et Manon put jouir de son triomphe sous les auspices de la République. Son bonheur, toutefois, fut de courte durée. Le roi devenu inoffensif, le nouveau régime une fois proclamé, Manon Roland et ses amis attendaient du calme, du travail et de la sagesse, de la Convention le retour à l’ordre et l’établissement d’institutions qui fît, dans le respect des mérites et la satisfaction des ambitions légitimes, régner l’harmonie et la prospérité. La République ne devait pas être une régression, il ne fallait pas que la monarchie devînt, par comparaison, l’objet des regrets et de la nostalgie des Français.
C’était là un projet d’autant plus mal ressenti par les jacobins que leur désir d’égalitarisme absolu se doublait d’une frustration, celle qu’on pardonne le moins à ceux qui semblent en bénéficier : les girondins l’emportaient à l’Assemblée et dirigeaient le ministère. Il fallait les abattre. L’élitisme raisonnable des amis de Brissot permettait, en le caricaturant, de les rendre odieux à l’opinion populaire ; la guerre (déclarée précisément par le ministère Roland) favorisait les accusations de trahison ; l’influence de Manon, dans une période d’antiféminisme violent, invitait à dénoncer la jobardise girondine et le scandaleux pouvoir d’une femme qui, en sous-main, gouvernait la République. On lança contre elle une campagne de calomnie sans rien épargner. N’étaient-ils pas tous des scélérats, des jean-foutre, puisqu’ils avaient tenté, au cours de son procès, de sauver le roi du supplice ? Et Roland, consterné par la condamnation de Louis XVI, n’avait-il pas démissionné de son poste deux jours après son exécution ? Ce repli, que Manon avait conseillé, aurait dû assurer aux Roland le repos et l’oubli. Les jacobins ne l’entendaient pas ainsi. Le 9 mars, les émeutiers brisèrent les presses des amis de Manon. A la Convention, on vota la création du tribunal révolutionnaire, malgré les véhémentes protestations de Buzot, qui devinait le gouffre s’ouvrant sous ses pas et prêt à engloutir la femme qu’il aimait. Ce tribunal ressuscita l’inquisition. Chez les jacobins, on cherchait des prétextes pour ameuter le peuple contre les girondins. On pouvait les dénoncer comme les ennemis des pauvres, le parti des riches, les nostalgiques de la royauté : ainsi ironisait-on sur la « cour » de Manon Roland, moquée sous le sobriquet grotesque de « reine Coco », et que l’on comparait à Marie-Antoinette entourée d’espions et de traîtres. On pouvait aussi soulever contre eux l’indignation du patriotisme : les troupes françaises enregistraient des revers, les généraux trahissaient certainement, avec la complicité de Manon Roland et de ses amis. Danton lui-même, soupçonné, fut contraint, pour se sauver, d’accabler ceux qui auraient dû être ses alliés : on avait, révéla-t-il, conspiré dans le salon de Manon. Camille Desmoulins, à son tour, forçant sa nature généreuse, pour voler au secours de son ami en peine, laissa tremper sa plume dans la boue : il dénonça une autre trahison, intime, secrète, douloureuse, il roula Roland dans le ridicule en glosant méchamment sur son infortune conjugale. Le 5 avril on apprit que Dumouriez, l’ancien collègue de Roland, que Manon avait reçu chez elle, était passé à l’ennemi. Marat hurla à la trahison : les complots s’étaient tramés « dans le boudoir de la femme Roland », elle devait marcher la première à l’échafaud comme l’inspiratrice de la « cabale infernale ». Les girondins étaient en mauvaise posture et on ne voyait pas comment ils pourraient échapper à la haine de leurs adversaires. Déjà les jacobins, les sections, la Commune, le comité central révolutionnaire de l’archevêché faisaient la loi. Le courage de la majorité modérée de la Convention mollissait sous la pression des tribunes et des pétitionnaires. La Commune réclamait l’arrestation de vingt-deux leaders girondins. Les plus exaltés méditaient de les égorger.
Seul Danton, dans son généreux mépris pour ces hommes et pour cette femme qu’il considérait comme de doux rêveurs, tentait de les sauver en les couvrant de sa parole ironique : « Ils sont, disait-il aux furieux qui voulaient les assassiner, enthousiastes et légers comme la femme qui les inspire. Que ne prennent-ils un homme pour chef ! Cette femme les perdra. C’est la Circé de la République ». Danton voyait partout l’ombre de Manon. Et pourtant, accablée, cette dernière ne songeait qu’à la retraite, à l’oubli et s’apprêtait à quitter Paris pour aller chercher dans sa propriété du Beaujolais le repos et la paix de l’esprit. Trop tard. Le tocsin sonnait. Le 31 mai, l’insurrection se mettait en marche, les autorités révolutionnaires, le comité de l’archevêché, la Commune insurrectionnelle se rendaient maîtres de Paris. Hanriot, nommé commandant de la garde nationale, disposait ses troupes, autour des Tuileries. Le comité révolutionnaire de la Commune décréta l’arrestation de Roland. Aussitôt, sa femme courut à la Convention ; mais un affreux tumulte régnait dans l’Assemblée, envahie par les pétitionnaires, où la voix des girondins n’était même plus entendue. Pendant que Roland, qui avait réussi à sortir de chez lui, se mettait en sûreté, Manon retournait à son appartement. C’était d’une folle imprudence : elle risquait à tout moment d’être arrêtée et à tout le moins, d’avoir à répondre de Roland. En effet, un mandat d’amener, signé du conseil de la Commune, l’atteignit en pleine nuit et un fiacre la conduisit, sous la garde d’un fort détachement, à la prison de l’Abbaye.
Le 1er juin, la Commune, devenue le seul pouvoir efficace, décidait de cerner la Convention et de se débarrasser, par quelque moyen que ce fût, des girondins incriminés. L’Assemblée n’était plus qu’une ombre apeurée, sans liberté et sans volonté, un otage aux mains de l’illégalité. Le 2, la Convention terrorisée vota : la droite et le marais s’abstinrent. Mais les montagnards confondirent leurs voix avec celles des spectateurs qui, profitant du désordre, se mêlèrent aux députés. Ce fut une énorme farce. Mais les girondins furent arrêtés. La Convention avait tout perdu, son honneur et sa crédibilité ; elle ne pouvait plus désormais régner que par la terreur ou vivre terrorisée. « Mon pays est perdu », s’exclama Manon lorsqu’elle apprit les événements du 2 juin.
Dehors, les jacobins triomphaient et les journaux traînaient Mme Roland dans la boue. Dans les colonnes du Père Duchêne, Hébert, tout à sa haine et savourant son triomphe, répétait inlassablement que les girondins étaient les complices de la Vendée et de l’Angleterre et appelait les supplices sur celle qui, de sa prison, les inspirait. Car, c’était évident, démontré : au secret et étroitement gardée, Manon continuait à diriger le parti. Non content de jeter le soupçon sur ses intentions et son influence, le journaliste cherchait à la rendre odieuse, ridicule, par des procédés caricaturaux, la décrivait sous les traits d’une sorcière décrépite, d’une vieille guenon, d’une salope édentée.
Au milieu des angoisses qu’elle éprouvait pour ses amis et pour la France, une satisfaction restait à Manon Roland : la prison l’avait sauvée d’une défaillance qu’elle aurait évaluée comme une trahison et une lâcheté. Elle aimait Buzot avec une tendresse et une force accrues par la frustration et par la vivacité de son imagination, et le 31 mai avait sauvegardé sa fidélité à Roland, au moment où, peut-être, elle allait céder. « Je n’ose te dire, écrivait-elle à Buzot, et tu es le seul au monde qui puisse l’apprécier, que je n’ai pas été très fâchée d’être arrêtée ». Elle avait aussi une raison d’espérer. Le 2 juin, les girondins ne s’étaient pas tous laissé emprisonner comme des moutons. Beaucoup avaient réussi à fuir et s’étaient réfugiés dans leur département. Buzot avait gagné Caen avec ses amis Barbaroux, Pétion, Guadet. Fort peu jacobine, la France fut, en effet, indignée du coup de force parisien et de la mutilation de l’Assemblée. Plus des deux tiers des départements s’insurgèrent. La province donnait donc raison aux girondins, mais ce soutien se retourna contre eux. Ils furent victimes de l’habileté de la Convention, de leurs scrupules et des détournements que les contre-révolutionnaires firent subir, à la faveur des troubles, à l’insurrection légaliste. Lyon se donna aux royalistes, Toulon ouvrit ses portes aux Anglais et proclama Louis XVII. Les girondins, épouvantés, virent leur cause compromise ; à Marseille, Rébecqui, saisi d’horreur, se suicida. On les accusa de fédéralisme et de complot contre l’unité de la République. Par une dernière et odieuse tromperie, la Convention rallia la plupart des départements : elle vota à la hâte la Constitution du 24 juin, qui devait assurer le règne de la loi, et le renouvellement de l’Assemblée. La France tomba dans le panneau, mais lorsque les départements furent pacifiés, on se garda bien d’appliquer la Constitution qui fut réservée pour de plus beaux jours, et l’assemblée caricaturale qui l’avait votée resta en place.
Désormais, Manon Roland n’avait plus d’espoir. La Convention elle-même perdait pied devant les extrémistes et se laissait dicter sa loi par la pression populaire. Le 5 septembre, les sections marchèrent sur l’Assemblée, qui décréta l’arrestation des suspects et la création d’une armée révolutionnaire ; la « loi des suspects », qui menaçait tout le monde, fut votée le 17 septembre. Les instruments de la terreur étaient en place et l’étau se resserrait autour de Manon Roland. Brissot et ses « complices » attendaient leur jugement. Buzot et ses compagnons s’étaient réfugiés en Gascogne, où l’on devait les traquer jusqu’à la mort.
Le parti girondin anéanti, tous les modérés terrorisés, quarante et un représentants décrétés d’accusation, soixante-seize arrêtés, où trouver encore une raison d’espérer ? Manon décida de se suicider. Sans arme, sans poison, elle choisit de se laisser mourir de faim. Le jeûne prolongé avait déjà provoqué une forte fièvre et elle avait été transportée à l’infirmerie de la prison, lorsque soudain, elle changea d’avis et résolut de vivre encore un peu. Les girondins allaient être jugés et elle serait appelée à témoigner. Elle vit aussitôt l’ouverture. Son imagination s’enflamma, elle imagina un scénario romanesque et tragique et réclama de l’opium à un ami : elle irait au palais, à l’audience elle tonnerait, ferait éclater la vérité, démasquerait les faux patriotes puis, en plein tribunal, se donnerait la mort. Le procès s’ouvrit le 24 octobre. Manon Roland fut introduite pour entendre la lecture de l’acte d’accusation, puis ramenée au greffe où elle attendit d’être appelée. En vain. Dans ce procès truqué, on n’avait nul besoin de témoins à décharge. Fébrile, elle s’irritait de cette attente vaine : « Je désire mériter la mort en allant leur rendre témoignage tandis qu’ils vivent, et je crains de perdre cette occasion. Je suis sur les épines, j’attends l’huissier comme une âme en peine attend son libérateur ». Mais le tribunal, débarrassé par la Convention de toutes les formalités superflues et inutiles à sa justice – telles que l’audition des témoins et la défense des accusés – condamna les girondins à mort sans que Manon ait pu leur apporter son soutien. Le 31 octobre, Brissot et ses amis montèrent à l’échafaud, fidèles jusqu’au bout à la devise qu’ils avaient gravée sur le mur de leur prison : « Plutôt la mort que le crime ».
Le sort de Manon était maintenant fixé. Le 8 novembre, elle sortit de la Conciergerie pour se rendre au tribunal : simple formalité qui précédait l’exécution, car on ne pouvait douter du verdict. Manon, ce jour-là, apporta un soin particulier à sa toilette, s’habilla simplement mais se fit belle. Elle mit une robe de mousseline blanche et un bonnet d’une élégante simplicité ; son teint était frais et un doux sourire retroussait ses lèvres. Après la lecture de l’acte d’accusation, qui ne prouvait rien mais suggérait les plus grands crimes, Manon Roland entreprit de lire sa défense. Au premier mot, on la fit taire, tant on redoutait son éloquence et que son innocence frappât le public, et on prononça la mort. On ne perdit pas de temps. Le tribunal craignant quelque réaction – la foule parisienne n’était pas encore habituée aux spectacles scandaleux qui devaient bientôt devenir familiers et l’on pouvait craindre alors un sursaut désespéré – ordonna que la sentence serait immédiatement exécutée le même jour à trois heures. Manon indiqua d’un geste démonstratif qu’elle était condamnée à la mort.
Dans la charrette qui la conduisait à l’échafaud, elle montra un grand courage, resta très ferme et soutint le compagnon qu’on lui avait donné pour ce dernier voyage : le directeur des assignats, condamné pour activités contre-révolutionnaires, et à qui, dans l’épreuve suprême, les forces manquaient. Elle supplia qu’on l’exécutât la dernière pour épargner ç ce malheureux l’horreur de voir tomber sa tête. Elle eut un dernier mot pour la liberté, une pensée pour Buzot, l’homme à qui elle avait voué son cœur : « Adieu… C’est de toi seul que je ne me sépare point ; quitter la terre, c’est nous rapprocher ». Ses ennemis étaient-ils enfin satisfaits ? Ils triomphaient, les girondins étaient anéantis et l’inspiratrice qu’ils s’étaient donnée était entrée dans le néant. Mais ce serait bien mal connaître les jacobins et leurs suppôts que de croire qu’ils pussent s’estimer quitter après cette mascarade judiciaire et ses terribles conséquences.
Les dictatures ne vivent que par la terreur qu’elles inspirent et la terreur a besoin, pour dompter les courages, de s’envelopper dans la brume des mythologies qui séduisent la faiblesse et l’ignorance. Les jacobins et ceux qui, au Comité de Salut public, dans la presse, à la Convention, se recommandaient d’eux n’ignoraient rien des pratiques perverses, de la langue de bois, des ironies meurtrières qui transforment le peuple en esclave et les élites, en victimes impuissantes. Après avoir exterminé les opposants, les avoir réduits au silence par le crime, ils savaient qu’il fallait encore convaincre l’opinion qu’ils avaient eu raison de bafouer la justice, que c’était une œuvre de salubrité publique, que toute injure à la cause du droit et de la liberté était une nouvelle conquête pour la vertu et le bonheur du peuple. Il ne suffisait pas d’avoir assassiné Manon Roland. Elle devait servir de symbole, et sa mort favoriser des fins partisanes. La haine de la démocratie, caractéristique des jacobins et de leur porte-parole, Robespierre, qui proclamait que la majorité est toujours fourbe, folle et coupable, s’accompagnait d’un antiféminisme où se mêlaient d’anciennes terreurs cléricales, et de vieux fantasmes populaires soupçonnaient toujours le mauvais œil de la sorcière sous les grâces de la femme.
Tout ordre totalitaire se méfie de la femme, facteur possible de déstabilisation, parce qu’elle incarne la créativité et, donc, l’anticonformisme et la liberté. Manon était morte, à trente-neuf ans, en bravant le sectarisme de ses bourreaux, mais son exemple restait et pouvait susciter des disciples. On voulut donc que sa mémoire fût souillée. Les journalistes à la botte des tyrans du jour s’y employèrent, et l’attaque fut menée sur deux fronts. D’abord, reprenant les insinuations de Marat et d’Hébert, on affirma qu’elle avait violé la morale conjugale et les lourdes plaisanteries sur son « vieux cocu de mari » se multiplièrent. Mais on voulait surtout que les femmes comprissent qu’elles devaient rester en dehors de la vie publique, laquelle était une affaire d’homme, et que celles qui prétendaient s’en mêler y perdraient leur âme et leur vie. Toutes les recommandations convergeaient et la menace était explicite : ne suivez pas l’exemple de Mme Roland qui oublia tous ses devoirs, humilia son sexe et y fourvoya sa vertu ; soyez « modestes », soyez « simples dans votre mise, laborieuses dans votre ménage » ; « ne suivez jamais les assemblées populaires avec le désir d’y parler ».
Manon était morte parce qu’elle avait anticipé l’évolution des mœurs, parce qu’elle avait revendiqué pour les femmes le droit à l’action, parce qu’elle avait tenté de faire éclater l’univers masculin du politique, d’y ouvrir une brèche. A partir de l’expression rétrograde d’une exclusion, que les femmes n’ont, depuis, que difficilement entamée, les jacobins construisirent l’image romantique d’une Manon Roland diabolique et funeste dont la néfaste influence avait perdu ses amis et provoqué les terribles convulsions où s’enfonça la Révolution. On avait trouvé le bouc émissaire idéal, la femme satanique, et la tradition issue du jacobinisme ne devait pas renoncer aisément à sa proie. Il se trouve encore des historiens pour condamner Manon et absoudre ses assassins.
Votre commentaire